La Parade du Hoyl

Note from author: “A Bird in the Hand” was my second Herok'a story, written after “Spirit Dance”, and marked the first appearance of Lilith Hoyl. Most of the first draft of this story was scribbled during a flight between Toronto and Winnipeg. It was intended to be an “idea” story with a twist on the assumption that shape-shifters are humans who shift to animal form. Somehow, Lilith grew beyond her role in this story and became something more. She’s just that kind of lady. Lilith also appears in the story “Dream Flight.”



La Parade du Hoyl

par Douglas Smith ©
Titre original: « A Bird in the Hand »
Traduction: Benoît Domis/Ténèbres

— Vous avez vérifié les électrodes et les menottes?

Une voix masculine, pensa-t-elle, dure et tranchante.

— Oui, bien sûr. C’est vraiment troublant de se retrouver ici avec elle.

Une autre voix, masculine elle aussi, mais nerveuse.

— Je me demande ce qu’elle sera, fit la première voix.

Ils ne sont que deux? Elle continua à écouter.

— Je parie pour quelque chose de magnifique. Elle l’est déjà au naturel.

Où était-elle? Elle tenta de bouger. L’espèce de table sur laquelle elle reposait oscilla légèrement en grinçant.

— Restez concentré, Steen. Elle est l’une d’entre eux.

— Nous n’en sommes pas persuadés, répliqua le dénommé Steen.

Ses bras étaient attachés. Elle portait une robe courte et sentait le froid du métal sous ses jambes nues, maintenues par d’autres courroies. Quelque chose de mou, en plastique, tirait sur l’un des côtés de sa bouche.

— Lisez les relevés! Nous ont-ils déjà trompés?

— Non. Non, c’est vrai, admit Steen.

— Espérons qu’elle sera une sorte de prédateur, poursuivit la Voix Numéro Un. Un ours, un loup ou un gros chat, voilà qui serait du plus bel effet pour le ministère de la Justice.

Elle s’éveilla en battant des paupières. Aveuglée, elle referma immédiatement les yeux.

— Baissez la lumière, Steen. Notre invitée est réveillée.

La clarté s’adoucit. Elle essaya à nouveau d’ajuster sa vision en clignant des yeux. À un mètre cinquante au-dessus d’elle pendait une structure composée de barres métalliques qui soutenait une caméra vidéo pointée dans sa direction et, au-dessus, à côté de tubes fluorescents, une demi-douzaine de projecteurs braqués sur elle.

— Mademoiselle… commença la Voix Numéro Un.

Un bruit de papiers que l’on feuillette.

— Hoyl. Lilith Hoyl. Vous voilà de retour parmi nous, n’est-ce pas?

Où se trouvaient-ils? Elle tourna péniblement sa tête vers la droite. Une brûlure douloureuse la parcourut de la naissance du cou au dos du crâne. D’autres caméras sur d’autres tiges métalliques étaient disposées à moins d’un mètre de là. Deux mètres derrière, des armoires de classement étaient alignées contre un mur jaune pâle, des deux côtés d’une large fenêtre fermée. Elle lutta pour tourner sa tête sur sa gauche et son
regard rencontra une autre grille. Elle était dans une cage. Éloignée de cinq mètres de sa prison, une rangée de tables en bois, couvertes d’écrans d’ordinateurs, longeait un autre mur. Elle entendit des pas. Deux visages masculins entrèrent dans son champ de vision. L’un appartenait à un homme grand et mince, avec une tête de fouine. C’était la Voix Numéro Un. L’autre, petit et grassouillet, tout en rondeurs, l’observait par-dessus le coude du premier. Steen.

— Je suis le Dr Lindstrom, se présenta le plus grand. Et voici le Dr Steen.

Steen lui sourit nerveusement et lui adressa un petit signe de la main. Lindstrom le foudroya du regard et il rougit.

— Pourqu…, se lança-t-elle, mais sa gorge lui fit défaut.

— En pressant la poire située sous votre main droite, vous déclencherez une arrivée d’eau dans le tube que vous avez en bouche, précisa Lindstrom.

Elle pressa et l’eau s’écoula dans sa gorge, âcre et chaude, mais aussi divine que l’ambroisie étant donné les circonstances.

— Que se passe-t-il? demanda-t-elle d’une voix rauque.

— Mademoiselle Hoyl, vous avez été choisie par votre gouvernement pour une démonstration de l’efficacité d’un procédé révolutionnaire dans le domaine de l’application de la loi, expliqua Lindstrom avec un léger sourire.

— L’application de la loi? murmura-t-elle.

— Tout à fait. Il s’agit là du test final d’un produit que nous avons développé pour aider notre police à identifier certains individus cachés au sein même de notre société.

— Quels individus?

Bon sang, pensa-t-elle. Concentre-toi. Reprends-toi.

— Les Herok’a, Mademoiselle Hoyl, soupira Lindstrom. Inutile de jouer l’innocente. Nous savons ce que vous êtes.

Elle tenta de recouvrer ses esprits.

— Les quoi?

La mâchoire de Lindstrom se contracta pendant qu’il se dirigeait vers la cage.

— Les Herok’a! Une race de change-formes. Des monstres qui adoptent des formes animales pour faire de nous leurs proies.

La lumière des néons du plafond miroita dans les postillons qui accompagnèrent ses paroles.

— Des monstres. Des mutants. Des travestissements de la volonté de Dieu!

Il s’arrêta à un pas de la cage.

Est-elle électrifiée?

Elle pressa de nouveau la poire, avala une nouvelle gorgée d’eau. Toujours ce relent âcre.

— Des loups-garous? Vous chassez des loups-garous?

Elle combattit un accès de panique.

— En fait, toutes sortes d’« animaux-garous », rectifia Steen. Ils peuvent prendre de multiples formes.

— Nous pourchassons des meurtriers!

La voix de Lindstrom se brisa sur le dernier mot et la colère déserta son visage.

— Des meurtriers, murmura-t-il en retournant lentement vers les tables.

Un petit sourire triste erra sur les lèvres de Steen, comme
incertain de son opportunité. Il s’avança vers sa cage et parla à voix basse.

— Le fils du Dr Lindstrom faisait partie des services secrets canadiens, dans une unité appelée le Tainchel, formée spécifiquement pour la capture de sujets Herok’a pour l’expérimentation scientifique. Ces créatures l’ont tué, lui et quelques-uns de ses compagnons, dans une embuscade l’an passé.

— J’imagine qu’ils n’aiment pas être capturés pour des raisons, euh… scientifiques, répondit-elle calmement.

Steen sembla perplexe.

— Peu importe, reprit-elle. Vous êtes sérieux? Alors pourquoi n’ai-je pas entendu parler de ces monstres? Pourquoi les journaux n’en ont-ils pas fait leur une?

— Le Dr Lindstrom dit que le gouvernement veut éviter la panique.

Et garder les bénéfices de toute avancée scientifique pour lui seul, compléta-t-elle en silence.

— Et qu’est-ce que tout ça a à voir avec moi? s’enquit-elle d’une voix tremblante.

Lindstrom se retourna pour lui faire face.

— Épargnez-moi vos dénégations. Nous sommes au courant pour les Herok’a depuis des années.

Il se redressa, de nouveau maître de lui-même.

— Les premiers tests effectués sur des sujets capturés ont permis de découvrir certaines différences physiologiques entre nos races. Des irrégularités dans les représentations de vos ondes alpha et des auras inhabituelles visibles dans l’infrarouge.

— Il ne s’agit pas de ma race!

Il l’ignora.

— Depuis, nous avons mis au point des machines capables de détecter ces différences. Ces scanners, Mademoiselle Hoyl, nous permettent de reconnaître les monstres parmi nous.

Il se pencha vers elle.

— Et ils vous ont désignée comme tel.

Elle pressa et avala une nouvelle fois.

— Vous vous êtes trompé.

Steen consulta un dossier cartonné.

— Oh, non. Vos tests sont bien positifs.

Il sourit, comme si cette nouvelle devait lui faire plaisir.

— Bien sûr, certains sont à la limite.

Il ferma ses yeux petits et brillants, les paupières presque posées sur ses bonnes joues rondes, alors qu’il réfléchissait.

— Mais ce sont des écarts tout à fait admissibles, conclut-il gaiement.

— Ça suffit, fit Lindstrom dans un soupir en rappelant Steen à ses côtés d’un geste de la main. De par la nature exceptionnelle de la menace que représentent les Herok’a, le ministère de la Justice a prévu des mesures spéciales pour leur capture.

— Je croyais que vous vouliez éviter une panique? Faire légiférer le Parlement pour dépister ces « créatures-garous » risque d’attirer l’attention, sans parler des procès qui suivraient, dit-elle.

Lindstrom sourit.

— Nous n’avons pas besoin d’une loi. Le ministère invoquera l’état de siège et fera comparaître les Herok’a pour menace à la sécurité nationale. Et ils n’ont aucunement l’intention d’ouvrir les tribunaux au public.

Et vos tests resteront secrets, pensa-t-elle en tremblant.

Lindstrom poursuivit.

— Malheureusement, le ministère de la Justice prétend que les résultats des scanners ne seront pas des preuves admissibles. Et c’est là que vous intervenez. Nous avons conçu une drogue qui déclenche une réaction chimique précise dans le cerveau; cette réaction libère une enzyme, propre aux Herok’a, qui provoque la transformation. En bref, Mademoiselle Hoyl, cette drogue vous oblige à prendre votre forme animale, quelle qu’elle soit.

Lindstrom marcha vers les écrans en consultant Steen à voix basse. Visiblement satisfait, il se retourna en souriant.

Je n’aurais jamais cru qu’un serpent pouvait sourire, pensa-t-elle.

— La drogue vous sera administrée pendant que ces ordinateurs surveillent votre transformation et que ces caméras l’enregistrent pour la postérité. Cela devrait convaincre le ministère de la Justice de la validité de notre méthode pour démasquer les Herok’a.

— Je rêve ou quoi? D’abord, vous me droguez et m’enlevez, me déshabillez et m’attachez à une table dans une cage. Et maintenant vous voulez m’injecter une drogue bizarre? Vous êtes malades! Complètement cinglés! répliqua-t-elle avec rage en se débattant dans ses liens.

Le sourire de Lindstrom s’élargit.

— Excellent. L’adrénaline accélère le processus d’assimilation du produit par l’organisme. Nous ne devrions plus attendre très longtemps, dit-il en surveillant les écrans.

— Vous voulez dire… commença-t-elle.

Steen acquiesça, souriant.

— La drogue est soluble dans l’eau. Nous l’avons donc ajoutée à votre réserve d’eau.

Elle relâcha la poire. Il se rapprocha.

— L’administration par voie orale devrait permettre à des agents des services secrets en mission de l’utiliser plus facilement avec des suspects. Le Dr Lindstrom pense que ça augmente les chances du produit sur le marché, ajouta-t-il sur le ton de la confidence.

— La ferme, Steen, lui lança Lindstrom d’une voix cassante.

— Pourquoi avez-vous besoin de moi? gronda-t-elle. Si vous avez déjà capturé certaines de ces créatures, testez votre foutue drogue sur elles.

Steen pâlit. Lindstrom reprit la parole.

— Le Tainchel ne nous procure que peu de sujets, et pour très peu de temps. Une fois que la drogue a agi, ils emmènent la créature dans un autre établissement. Voyez-vous, le Tainchel réalise ses propres tests pour déterminer l’efficacité de diverses armes contre les Herok’a transformés.

Il sourit.

— Malheureusement, ces tests ne se prêtent pas à la répétition sur un même sujet.

Elle sentit la nausée l’envahir. Steen détourna les yeux. Ils ont raison sur un point, pensa-t-elle, il y a bien des monstres parmi nous.

— Assez parlé. Combien en a-t-elle avalé? demanda Lindstrom.

Steen disparut de sa vue en se dandinant. Elle entendit le son d’un ongle qui tapotait du verre.

— Mon Dieu, presque 107 centilitres.

Steen revint vers elle, la fixant de ses yeux écarquillés.

— Cela devrait suffire amplement. Auparavant, aucun sujet n’a eu besoin de plus de soixante-quinze.

Lindstrom fronça les sourcils.

— Et, en plus, ils faisaient deux fois son poids.

Il marcha vers un écran.

— Steen, regardez ces relevés.

Steen s’approcha.

— Ça par exemple! Ils sont redescendus sous la limite d’incertitude.

Il se tourna vers elle en clignant des yeux.

— En général, de tels résultats ne permettent pas une identification positive.

— Vous voulez dire que vos formidables appareils indiquent à présent que je suis humaine? demanda-t-elle. Qui vous fournit cette saleté?

Lindstrom ignora sa remarque et saisit le dossier de Steen en l’attirant vers la table. Ils consultèrent les papiers disposés devant eux – et, à l’occasion, les écrans – en chuchotant. Enfin, Steen se redressa en essuyant nerveusement ses mais sur sa blouse de laborantin.

Lindstrom garda le silence le temps de quelques battements de cœur, puis leva la tête en souriant. Elle eut l’impression qu’il tentait de lui faire du charme.

— Mademoiselle Hoyl, il se pourrait que nous nous soyons trompés. Naturellement, si cette hypothèse devait s’avérer exacte, nous procéderions immédiatement à votre libération et vous ferions rapidement reconduire à votre domicile. Toutefois, avant d’en arriver là, j’aurais besoin de votre assistance pour écarter les quelques doutes qui subsistent.

— Pourquoi devrais-je vous aider?

Lindstrom resta impassible.

— Permettez-moi de vous rappeler le caractère pénible de votre présente incarcération.

— Vous êtes toujours aussi verbeux?

— Mademoiselle Hoyl! s’emporta Lindstrom.

— D’accord, d’accord. Qu’est-ce que vous proposez?

— Ingérez 100 centilitres de plus, dit-il.

Steen parut effrayé.

— C’est plus de trois fois la dose maximale que nous ayons jamais utilisée.

Il gribouilla dans le dossier.

— Ramené au kilo de masse corporelle, elle en aura ingéré cinq fois plus que n’importe quel autre de nos sujets.

— Est-ce que ce truc est toxique? s’inquiéta-t-elle.

Steen tripota son dossier.

— Eh bien, pas à ces doses.

— Mais je m’en rapproche, n’est-ce pas?

Steen acquiesça. Elle se mordit la lèvre.

— Et si je coopère?

Lindstrom haussa les épaules.

— À supposer que vous gardiez une forme humaine, vous recevrez nos plus plates et sincères excuses. Un agent du Tainchel vous escortera de cet endroit, les yeux bandés, jusque chez vous et vous libérera.

Il conclut avec un sourire qu’elle aurait voulu effacer d’un coup de poing.

Il ment, pensa-t-elle. Ils m’en ont trop dit. Il me fera tuer par le Tainchel dès que Steen aura le dos tourné.

— Et c’est tout? gronda-t-elle. Je pourrais vous faire mettre en taule.

Lindstrom haussa de nouveau les épaules.

— Ce laboratoire n’a pas d’existence officielle, Mademoiselle Hoyl. Nous n’existons pas et le Tainchel non plus. Contre qui exactement allez-vous porter plainte?

Elle le transperça du regard.

— Laissez tomber. Je veux juste sortir d’ici, d’accord?

Lindstrom leva un sourcil.

— Alors, vous acceptez?

Elle opina. Lindstrom fit signe à Steen, qui s’approcha des barreaux.

— Mademoiselle Hoyl, je vais régler l’écoulement du liquide pour que vous ingériez à peu près vingt-cinq centilitres à chaque fois. Avalez, puis faites-moi signe pour que j’envoie la dose suivante.

— D’accord, d’accord. Allons-y.

Steen disparut de son champ de vision en traînant les pieds.

— C’est bon! lança-t-il.

Luttant contre une envie de vomir alors que le liquide coulait dans sa bouche, elle avala et fit un signe de la tête. À chaque ingestion, Lindstrom semblait plus maussade, concentrant son attention alternativement sur elle et sur les écrans.

Steen réapparut.

— Elle a pris 211 centilitres.

Lindstrom fixa les écrans, puis abattit sa main sur la table.

— Les résultats se sont encore stabilisés. Elle en ressort indéniablement humaine. Ces abrutis du Tainchel ont dû se planter dans l’utilisation de ces foutus scanners.

Il les fixa tous les deux d’un air furieux.

— Ces appareils ont été utilisés trop longtemps sur le terrain et ils ont peut-être besoin d’une révision, proposa Steen.

— C’est ça, vous devriez renvoyer ces saletés à l’atelier toutes les cent « créatures-garous » à peu près, commenta-t-elle. Maintenant, le bel oiseau aimerait retrouver son nid.

Lindstrom la fixa d’un regard furieux. Le visage de Steen refléta son indignation.

— Dr Lindstrom! dit-il avec une dureté qui la surprit.

Le petit bonhomme a tout de même du cran, songea-t-elle.

— Très bien, admit Lindstrom de mauvaise grâce en se penchant sur un clavier.

Il entra quelques données et se tourna vers elle.

— J’espère que vous ne nous réservez pas de mauvaise surprise?

— Écoutez, je fais la moitié de votre taille, je suis une femme et vous êtes deux. En plus, je parie qu’il y a des gardes devant la porte. Je veux simplement rentrer chez moi.

Sa voix accrocha sur les derniers mots.

Lindstrom parut réfléchir, puis reprit sa frappe sur le clavier. Un bourdonnement aigu baissant rapidement en fréquence attira son attention, puis chuta sous son niveau de perception. Le champ électrique des barreaux, pensa-t-elle. Lindstrom appuya sur d’autres touches et les menottes s’ouvrirent. Elle retira le tube de plastique de sa bouche et décrocha les électrodes de ses bras et de son cou. Elle s’assit douloureusement et balança ses jambes à côté de la table. D’autres touches enfoncées sur le clavier, et elle entendit le son de l’air qui se libère et un clic métallique. La porte de la cage s’ouvrit.

Se laissant glisser de la table sur le sol, elle s’avança d’une démarche hésitante vers la porte de sa prison. Lindstrom se retourna de son clavier et plongea sa main droite dans la poche de sa blouse. Il a un flingue, s’inquiéta-t-elle.

— Attention, Mademoiselle Hoyl. Nous ne voudrions pas que vous vous blessiez.

Steen lui apporta une chaise sur laquelle elle s’assit lentement. Lindstrom sortit la main de sa poche, visiblement détendu. Steen l’observait.

— Avez-vous besoin de quoi que ce soit, Mademoiselle Hoyl?

— Mes vêtements et mon sac, s’il vous plaît.

Steen leva la tête vers Lindstrom, qui approuva. Alors que le petit homme se dirigeait vers une armoire de rangement, elle remarqua les deux murs qu’elle n’avait pu voir jusqu’à présent. Dans l’un d’entre eux se trouvait une lourde porte métallique fermée par une série de verrous. Dans l’autre mur, une porte plus petite était entrouverte.

Steen lui rendit ses vêtements et son sac.

— Vous pouvez vous habiller dans les toilettes, à l’extérieur. Je vais appeler la sécurité pour qu’ils vous raccompagnent chez vous.

Elle lui adressa un sourire ravageur.

— J’ai besoin d’un peu de temps pour récupérer.

— Certainement, dit-il en rougissant. Prenez le temps qu’il vous faudra.

— Puis-je avoir un verre d’eau?

Il acquiesça et s’éloigna. Elle retira de son sac un tube de baume pour les lèvres. Ayant fait sortir une large portion du bâton, elle commença à l’appliquer sur ses lèvres tout en observant les deux scientifiques à travers ses yeux mi-clos. Lindstrom était assis les yeux fixés sur un dossier. Steen lui versait un verre d’eau. Elle mordit le bout du bâton et l’avala, puis remit le tube dans son sac, alors que Steen revenait vers elle. Elle prit le verre qu’il lui tendait en souriant.

— Dites-moi, l’interrogea-t-elle à voix basse. Est-ce que je vais me retrouver fichée comme une de ces créatures bizarres par le ministère de la Justice?

— Absolument pas! Tous les résultats de nos recherches sont gardés ici même, dans ce système, répondit calmement Steen en désignant du doigt un ordinateur posé sous la table des écrans. Nous ne voulons pas que d’autres personnes aient accès à nos travaux. Nous faisons aussi nos sauvegardes nous-mêmes.

Il tapota la poche de sa blouse où elle devina la forme d’une bande magnétique de sauvegarde.

— Pas d’assistants? demanda-t-elle.

Il secoua la tête.

— Comment fabriquez-vous la drogue et où la stockez-vous?

D’un clin d’œil, il désigna la petite porte entrouverte.

— C’est notre laboratoire. Tous les échantillons sont stockés là dans un module à température contrôlée.

— Une sacrée installation, commenta-t-elle d’une voix égale. Bien. Me voilà prête à rentrer chez moi.

Elle pinça l’une des bonnes joues de Steen.

— Merci pour votre hospitalité.

Alors que le petit homme rougissait et se préparait à répondre, elle passa rapidement un ongle acéré sur la peau douce sous sa mâchoire. Une fine ligne rouge fit son apparition. Steen laissa échapper un petit cri.

— Oups! dit-elle. Désolée. Je vous ai égratigné.

Lindstrom interrompit sa lecture et se redressa en plongeant sa main dans sa poche.

— Quel est le problème? demanda-t-il d’un ton cassant.

— Oh, rien, souffla Steen avec un petit rire étouffé. Un accident, c’est tout. Je suis sûr que mademoiselle Hoyl…

Toute expression quitta le visage de Steen. Il chancela d’un pas en arrière. Lindstrom jura et se leva, cherchant à extraire le pistolet de sa poche. En un éclair, elle bondit de sa chaise et annula la distance qui les séparait. Un coup de pied sec dans les parties mit Lindstrom à genoux. D’une main, elle creusa des sillons écarlates dans son cou. De l’autre, elle s’attaqua à son visage et trancha une joue et un globe oculaire. Il ouvrit la bouche pour crier, mais seul un gargouillis étouffé en sortit. Sa tête heurta le sol en un craquement sonore.

Elle pivota sur elle-même. Steen était affalé sur la chaise qu’elle venait de quitter, les bras ballant comme des serviettes humides, et respirait par à-coups. Sa tête était penchée sur le côté et de la salive s’écoulait de sa bouche. Ses yeux étaient fixés sur elle. Elle posa un doigt sur la carotide de Lindstrom, puis s’assura que toutes les portes étaient verrouillées. Apparemment, Lindstrom et Steen préféraient avoir un peu d’intimité plutôt qu’une armée de gardes aisément disponibles.

Saisissant son sac, elle se mit à l’ordinateur. Lindstrom ne l’avait pas éteint, l’accès sécurisé ne poserait donc aucun problème. Elle choisit l’option « Sujets d’expériences » dans le menu proposé, puis « Recherche par nom. » Taper son propre nom lui procura une étrange sensation. Elle n’avait jamais fait cela auparavant.

« Aucune occurrence trouvée », lui répondit l’écran. Elle refit une tentative en orthographiant différemment son nom et obtint le même résultat. En inspectant les données, elle s’aperçut que la plupart étaient anonymes. Elle se leva. Il valait mieux qu’elle suive ses instructions. Elle préleva le disque dur du serveur de fichiers et le mit dans son sac. Les yeux de Steen la suivirent.

— Tu te demandes ce qui s’est passé, Steen chéri? Eh bien, comme j’ai quelques petites choses à faire ici, autant éclairer ta lanterne. Lindstrom est mort et tu ne vas pas tarder à le rejoindre, grâce au venin de serpent qui me sert de vernis à ongles dans les grandes occasions. Comparativement à l’autre ordure, je ne t’ai fait qu’une petite coupure.

Elle donna un coup de pied dans le corps de Lindstrom.

— Tu vivras donc un peu plus longtemps.

Elle grimpa sur une table pour débrancher le détecteur de fumée ainsi que le capteur de chaleur du système anti-incendie. Dans la cage, elle retira le film des deux caméras. Puis elle déroba la cassette de sauvegarde dans la poche de Steen et la glissa, avec les films, dans son sac.

— Vous aviez raison. Votre drogue fonctionne. Je suis effectivement Herok’a.

Elle vit ses yeux s’écarquiller.

— Pourquoi ne me suis-je pas transformée, alors? Le problème, malheureusement pour vous, c’est que votre hypothèse de départ n’était pas la bonne.

Elle entreprit d’ouvrir les armoires de rangement et de vider leur contenu sur le sol. Marquant un temps d’arrêt devant une armoire marquée « Sujets d’expérience », elle se mordit la lèvre. Elle devait être sûre. Elle tira violemment sur le tiroir et commença à en extraire les dossiers. Chacun incluant des photographies des Herok’a capturés. Beaucoup de visages familiers, mais pas celui qu’elle cherchait. Les photos présentaient les Herok’a sous forme humaine, puis après transformation dans ce qui semblait être une série de tests d’armes. Chaque dossier se concluait par un rapport d’autopsie.

Elle avait pratiquement passé en revue tous les dossiers. Peut-être s’était-elle trompée. Oh, Déesse du Ciel, faites que je me sois trompée! Elle se retrouva face à son visage en ouvrant l’avant-dernier dossier, face à ces yeux qui l’avaient regardée s’éveiller les trop rares matins où il était allongé à ses côtés. Face à cette bouche qui connaissait si bien la sienne. Elle lut ce qu’ils lui avaient fait, ce qu’ils avaient fait subir à ce corps qui l’avait tenu entre ses bras, l’avait aimée si souvent, mais jamais assez. Elle vit les images de sa mort.

Elle laissa tomber le dossier et son contenu. Elle rejeta sa tête en arrière et poussa un hurlement qui n’avait rien d’humain. Trébuchant jusqu’au corps de Lindstrom, elle tomba à genoux et s’attaqua toutes griffes dehors à son visage. Enfin, le va-et-vient de ses mains ralentit, puis s’interrompit. Elle se leva et marcha vers Steen. Levant une main ensanglantée, elle le frappa sur le côté de la tête.

— Assassins! hurla-t-elle.

Le corps affaissé de Steen glissa de la chaise. Elle se tint au-dessus de lui, menaçante.

— Assassins, répéta-t-elle dans un murmure.

Sanglotant, elle courut dans la pièce d’à côté où des tables couvertes de matériel scientifique et de bouteilles étaient alignées. Elle se saisit d’un conteneur qu’elle projeta violemment contre le mur, puis elle entreprit de retourner chaque table. Elle éventra les portes de deux imposantes unités de réfrigération, puis en éjecta les bouteilles, qui se brisèrent sur le sol.

Elle s’arrêta. Tenant le dernier flacon à la main, elle chancela contre le mur et glissa par terre en pleurant doucement. Elle devait rapporter un échantillon. Son peuple devait connaître ce dont le Tainchel disposait. Il aurait voulu qu’elle fît cela. Elle s’effondra de nouveau en serrant l’échantillon contre sa poitrine. Dieu! que cela faisait mal! Elle n’aurait jamais pensé souffrir par lui et, pourtant, comme elle souffrait!

Elle cessa de pleurer. Elle resta assise, immobile; puis se leva avec des gestes mécaniques. La dernière bouteille dans sa main, elle rejoignit Steen et se pencha vers lui.

— Alors, tu as trouvé, espèce de salaud? Tous les Herok’a ont deux formes, une humaine et une animale. Mais seule l’une d’entre elles est notre forme naturelle. Pour la plupart des Herok’a, la forme naturelle est l’humaine. Nous avons cependant nos monstres. Ceux de ma tribu. Notre forme naturelle est celle de l’animal. Nous sommes peu nombreux, même à l’échelle des Herok’a.

Et elle était la plus rare. Un monstre parmi les monstres. Mais jamais il ne l’avait traitée ainsi. Elle lutta contre les larmes.

— Nous nous transformons en humains. Et, en tant qu’humains, nous donnons les mêmes résultats sur vos scanners que les autres Herok’a. C’est pour ça que vous m’avez repérée.

Elle mit le flacon dans son sac et en sortit un atomiseur de parfum.

— Nous vous avons tendu un piège. Nous savions que le Tainchel travaillait sur un agent chimique dans le but de provoquer la transformation et que vous finiriez par y parvenir, parce que nous, nous y sommes arrivés.

Les yeux de Steen s’élargirent. Tout en parcourant le laboratoire, elle vaporisa les papiers répandus sur le sol en évitant d’en fixer un en particulier.

— Notre produit nous permet de maintenir le changement plus longtemps. J’en ai pris, pour garder ma forme humaine pendant la période de ma capture où nous savions que je serais inconsciente.

J’avais l’habitude d’en prendre, pensa-t-elle. Pour être avec lui. Pour être… normale.

Elle ouvrit l’unique fenêtre. Bien. Pas de barreaux. Elle jeta l’écran par terre.

— Nous craignions que vous ne m’administriez pas la drogue à temps, que je ne sois pas en mesure de maintenir ma transformation. Quand j’ai reconnu un goût familier dans l’eau, j’ai avalé avec joie. Votre produit a stabilisé ma forme plus qu’il n’est habituellement possible. Les résultats du scanner ont chuté, parce que vous m’aviez rendue plus humaine.

Elle regarda par la fenêtre. Dix étages plus bas, des gardiens patrouillaient dans une cour ceinturée par une enceinte.

— Pouvez pas… échapper, dit Steen d’une voix rauque.

Elle sourit tristement.

— Après que vous m’avez libérée, j’ai pris une drogue pour contrecarrer les effets des deux autres solutions, afin de retrouver ma forme normale.

Normale? Seulement pour elle, puisqu’elle était unique.

— Tu te demandes ce que je suis? Mon nom vient du folklore. Lilith était la femme d’Adam, avant Ève. Elle se transformait en oiseau de nuit pour enlever des enfants. Eh bien, cette Lilith-là va s’envoler avec le fruit de ton cerveau.

Elle posa son sac sous la fenêtre.

— Le Hoyl, selon la légende, fut la seule créature à ne pas goûter au fruit défendu. Les Herok’a ont, eux aussi, choisi de ne pas y toucher. Ce fruit, c’est le monde des hommes avec son cortège de destructions des autres espèces, la violation de notre Jardin par les vôtres. Herok’a: ce sont les indiens cree qui nous ont donné notre nom. Cela veut dire « esprits de la terre ».

Les papiers couvrant le sol étaient maintenant trempés par la solution vaporisée. Craquant une allumette, elle regarda Steen. Des larmes striaient les joues dodues de celui-ci.

— Toujours selon la légende, le Hoyl est immortel. Un feu divin le consume, lui et son nid, et il en résulte un œuf duquel sort un nouvel Hoyl, à l’état adulte.

Elle laissa tomber l’allumette. Le feu courut sur le sol et alla lécher les murs et le mobilier.

J’aimerais tant pouvoir renaître, libre de tout souvenir, souhaita-t-elle.

Elle défit la robe de coton et la laissa glisser au sol. Les flammes s’élevèrent et la fumée s’épaissit, mais Steen ne ferma pas les yeux. Nue, elle s’écria d’une voix changée:

— Vous qui cherchez à nous capturer, contemplez ce que vous voulez mettre en cage. Voici le Hoyl!

Levant les bras, elle rejeta la tête en arrière. La transformation commença.

Sa tête se resserra et se fit plus saillante. Son cou s’arqua et ses épaules s’élargirent. Ses jambes se tournèrent vers l’arrière, s’allongèrent et s’épaissirent. Ses larmes séchèrent, et la douleur lancinante dans son cœur s’estompa. Elle contempla sa peau, scintillant maintenant de mille feux et couleurs jusqu’à devenir plus aveuglante que les flammes elles-mêmes.

Bien que mourant, Steen reflétait une terreur d’une toute autre sorte, alors que le Hoyl baissait les yeux sur lui.

— Regarde-moi, misérable vermine! Je suis plus grand qu’un homme, mon plumage est de cristal scintillant, mes serres d’ivoire acéré, mon bec est une faux écarlate et mes yeux sont de feu: Je suis le Hoyl!

Prenant le sac à main dans une de ses serres, elle s’élança vers la fenêtre. Perché sur le rebord, le Hoyl se retourna vers la pièce.

Pendant que les flammes couraient le long des murs, Steen la contemplait. Ses lèvres ne bougèrent que pour former un seul mot.

— Magnifique, murmura-t-il.

Ses yeux se fermèrent.

Elle le fixa quelques instants, mais il ne bougea plus. Se détournant, ses yeux dorés tombèrent sur une photo, posée sur le sol au-dessous d’elle, que les flammes commençaient à grignoter. Le portrait d’un homme, étrangement familier, lui rendait son regard. Un sentiment qu’elle ne put décrire s’empara d’elle, et une pensée venue d’ailleurs traversa son esprit inhumain: Magnifique.

Le feu dévora l’image et l’homme disparut de sa vision et de ses pensées. Puis, dans une bouffée d’air et de plumes, elle laissa derrière elle la pièce où les cendres dansaient sur le sol.

Douglas B. SMITH

Titre original: « A Bird in the Hand »

Traduction: Benoît Domis/Ténèbres